Une étoile au marché

"Vous n'avez rien de plus mûr ?"

La question fut posée sans détour. Il ne fallait pas exagérer non plus. Cela faisait cinq minutes que le marchand le bassinait avec de la camelote. Il n’allait pas dépenser l’argent de son maître dans des légumes sans valeurs. L’esclave en face de lui proposa encore deux ou trois autres fruits mais Ashmay fit demi-tour sans hésitation. Il sortit de ce magasin et se dirigea vers un autre, son éternel panier au bras. Le cornu s’arrêta un moment pour laisser passer un chariot égyptien avec ce qui semblait être un pharaon dedans. Il se demanda ce qu’il faisait ici avant de se rappeler que le coin des esclaves n’était pas loin. L’inca continua sa route tant bien que mal la foule des esclaves se faisait plus dense au fur et à mesure que le temps passait.

Ashmay n’avait toujours pas réussi à trouver ce qui pouvait correspondre pour préparer un repas à son maître. Vu la soirée qu’ils avaient passés, il lui devait bien cela. Et puis même ! Il lui devait toujours cela, toujours le mieux du mieux ! Il se demanda un instant ce que son maître aimait. Il haussa ensuite les épaules. Les maîtres ne savaient rien faire sans esclave pour les aider. Forcément, donc, il ne savait pas cuisiner et il n’avait jamais mangé de bonnes choses. Il découvrirait la vraie cuisine avec Ashmay. Il fallait d’ailleurs bien qu’il rentabilise l’investissement que son maître avait fait. Après avoir évité un inuit dans la foule, l’esclave trouva finalement un étal donnant directement sur la rue dont il choisit quelques légumes et fruits divers et variés qui lui semblaient de bel aspect et lui inspirait un repas approprié pour son maître. Son regard tomba sur du gingembre. Il en saisit dans la main avant de le reposer, un sourire malicieux au visage. Eddie lui avait prouvé la veille qu’il n’en avait pas besoin.

Il allait payer lorsqu’un être s’échappa en courant de l’intérieur de la boutique. Des vociférations se firent entendre et un dragon de glace apparut dans la rue pour finalement rattraper ce qui semblait un vivant. La glace disparut dès que l’homme un peu ventripotent eut attrapé le fuyard. Il le ramena à l’intérieur du magasin. On entendit alors des coups, des cris puis des pleurs. Ashmay commenta à la personne à côté de lui :

« C’est terrible. Pourquoi n’a-t-il pas obéi ? Cela lui aurait évité bien des désagréments… »

Tout le monde y allait de son petit commentaire tout comme Ashmay. La scène n'était pourtant pas si rare mais cela faisait bien un sujet de conversation. Il fut surpris en cela qu'il n'eut pas de réponse de la part de la personne à qui il s'adressait. Il jeta un coup d'oeil discret vers son interlocuteur, qui se révéla être une interlocutrice. Elle le regardait justement. Il détourna rapidement le regard en rougissant un petit peu. Il n'était pas des plus timides mais il y avait encore quantités choses qui le faisait détourner le regard.

Finalement, la réponse vint. Il regarda la fille d'un air un peu étonné. Etait-elle sérieuse ?

"Euh, et bien, peut-être n'avait-il pas de pouvoirs justement. Si c'était un vivant... Ou sinon, peut-être n'avait-il pas de pouvoir utile. J'ai vu des morts aux pouvoirs assez surprenant d'inutilité. Mais avant tout, je pense qu'il aurait dû rester à sa place. Ne pensez-vous pas ? Sans nous, les libres sont incapables de se débrouiller."

Il se retourna et la vit en train de choisir des fruits. Il la regarda en train d'essayer de choisir les plus mûrs. Il eut un petit sourire malicieux. Héhé, il était arrivé avant et avait choisi les plus beaux ! Il était fier de lui ! Quand on voulait bien faire son métier, il fallait savoir se lever tôt. Il se demanda si elle n'était pas libre cependant. Après tout, nombres de maîtres n'avait pas les moyens de s'acheter un esclave. Il fallait dire que l'offre était plutôt limitée.

"Moi ? Pour moi, c'est Ashmay. C'est un nom indien parce que mes parents étaient indiens ! Mais pas d'inde, hein ! Attention ! Non, non ! Indien d'amérique du sud. Bon, j'ai appris en discutant avec des indiens d'inde qu'ils avaient aussi le même prénom. C'est rigolo, non ? En tout cas, Etoile, c'est très joli. Au moins, ici, dites vous bien que vous devez être unique ! Les étoiles ne se voient pas dans la nuit à Schéol."

Il termina d'un petit rire satisfait et amusé. Il était tout simplement content de ses mots et quand il était content, il aimait aider les autres. Il vit qu'elle cherchait dans les fraises et commença à regarder avec elle. Finalement, il en trouva un paquet et le lui tendit :

"Tenez, celui-là doit être bon. Les fraises, un marchand m'a dit qu'il fallait les prendre quand la collerette commençent tout juste à se décoller. Elles devraient être bien sucrées !
- Qui est ton maître ?"

La question décontenança l'esclave qui recula d'un pas en serrant le paquet contre lui. Son visage se faisait un peu plus désolé et inquiet. Il essaya de se justifier :

"Non, non ! Ne.. ne vous inquiétez pas ! Je ne lui en ai pas pris pour lui, je ne le prive pas en vous trouvant ce paquet ! Rassurez-vous mademoiselle !"

Mais justement au lieu de lui tendre le paquet, il le serra un peu plus contre sa poitrine.

"Non, non ! Ne.. ne vous inquiétez pas ! Je ne lui en ai pas pris pour lui, je ne le prive pas en vous trouvant ce paquet ! Rassurez-vous mademoiselle !"

Etoile fronça les sourcils. Qu’avait-elle dit de mal pour qu’il réagisse ainsi ? Pourquoi fallait-il tout le temps qu’elle fasse tout de travers ? Trouver les bons mots, c’est difficile. Elle n’avait pas pensé mal en lui demandant le nom de son maître. Pas une seconde elle avait pensé à une quelconque concurrence entre sa maîtresse et le maître du jeune homme. Elle baissa les yeux au sol, la mine soudainement triste. Il fallait qu’elle parle, qu’elle dise quelque chose :

« Je… Tu peux me tutoyer, je suis une esclave. Je… Ce n’était pas ce que je voulais dire. Enfin si mais…, elle soupira. C’était seulement à titre d’information, je ne pensais pas à mal… »

Se justifier, elle détestait ça. Surtout qu’à cet instant précis, elle n’aurait jamais pensé le faire et cela l’exaspérait encore plus. Elle ne comprenait pas qu’il l’ait pris ainsi. Ce n’était pas normal. Qu’aurait-il fallu qu’elle dise pour qu’il comprenne correctement ? Elle n’en avait aucune idée. Son regard se porta un instant sur le paquet de fraises qu’Ashmay tenait fermement entre ses bras et tourna la tête. Se remémorant du conseil précédent de l’esclave, elle choisit un autre paquet qu’elle plaça dans son sac en compagnie des autres fruits. Il lui semblait que c’était tout ce que sa maîtresse lui avait demandé d’acheter. Cela tombait bien, au moins, elle n’aurait pas à affronter une nouvelle fois le regard du jeune homme. N’y tenant pas, elle glissa cependant doucement :

« Merci pour le conseil. »

Elle parvint à se frayer un passage entre les étales. Une fois à la caisse, elle sortit un peu d’argent qu’elle tendit au marchand. Son regard vint se poser sur l’esclave plus loin et ce n’est que lorsque le marchand lui dit au revoir qu’elle se rendit compte qu’il lui tendait sa monnaie. Revenant rapidement à la réalité, elle s’empressa de remercier le vendeur et glissa les quelques pièces dans son sac. Elle avait encore du temps devant elle. Sa maîtresse s’absentait souvent toute la journée, elle pouvait donc vaquer à ses occupations comme elle le voulait du moment qu’elle faisait tout avant que Ambre ne revienne. C’était la seule contrainte, qui n’en était pas réellement une étant donné qu’elle était esclave. Une envie soudaine de fumer la saisit. Traîner dehors, elle aimait ça alors faire des emplettes était un réel plaisir. Elle s’écarta des boutiques et trouva un banc à quelques mètres de la grande place.

Le sac posé à côté d’elle, elle sortit une cigarette qu’elle alluma d’un claquement de doigt grâce à son élémental de feu. Une taffe et tout alla mieux d’un coup. Un peu de réconfort dans ce monde de brutes. Elle repensa à la réaction si brutale d’Ashmay et soupira. Tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, vous connaissez l’expression ? Et bien, elle aurait l’appliquer, ça lui aurait évité d’être mal vue. Après tout, c’était habituel. Elle n’avait pas à se faire de mauvais sang pour si peu. Il n’était pas le premier et sans doute pas le dernier à reculer devant ses propos parfois aberrants. Elle paraissait différente mais l’était-elle vraiment ou était-ce ce qu’elle voulait laisser paraître ? Une dernière bouffée de fumée nocive et elle abandonna son mégot au sol. Une légère brise s’était levée et faisait osciller lentement les tentures du souk.

Au fond d’elle, elle espérait qu’Ashmay vienne s’asseoir à ses côtés sur le banc.

Ainsi, c’était elle aussi une esclave ? Un peu surpris mais pas vraiment étonné, Ashmay resta tout de même planté sur place en la suivant du regard. Il la perdit de vue rapidement après qu’elle se fraya un chemin dans la foule. Ce n’est que lorsqu’une vieille grand-mère lui demanda de se pousser pour la laisser passer qu’il reprit ses pensées. Il se rendit alors compte qu’il tenait toujours le paquet de fraises. Il sourit un peu bêtement en se demandant un instant ce qu’il devait faire. Elle était esclave elle aussi et il avait pris le meilleur alors qu’il n’en avait pas besoin. Il n’aurait pas voulu qu’elle ait des ennuis à cause de lui. Un peu de solidarité ne faisait jamais de mal. Ashmay était partagé. Que devait-il faire ? Il regardait alternativement l’endroit par où elle avait disparu et le marchand. Il trépigna un instant avant de se décider et d’aller vers le marchand.

Il scrutait la place lorsque finalement il l’aperçue. Elle était de dos. Il s’approcha doucement et plongea la main dans son sac.

« Tiens, je t’avais dit que je n’en avais pas besoin. »

Il échangea les deux paquets en lui adressant un sourire désolé. Il n’en avait pas besoin mais il avait tout de même acheté un paquet. Il se méprit sur son expression et cru devoir s’expliquer.

« Ah, je suis désolé mais tu m’avais dit que je pouvais te tutoyer et puis, maintenant que je sais que tu es esclave toi aussi, ça ne serait pas correct si je te vouvoyais. »

Il s’assit à côté de son sac, sur l’espace libre du banc et se cru en devoir de continuer la conversation :

« Finalement, je me suis dit que j’allais changer de dessert pour le repas de mon maître ! Je ferais un nougat glacé avec du coulis. Il devra aimer ça, j’espère. »

Il jeta un coup d’œil vers elle et eut un air désolé.

«Je m’excuse en fait. Je crois que je t’ai fait peur tout à l’heure, j’ai eu l’impression que tu t’enfuyais. Enfin, pas de ta maîtresse, non ! Je veux pas dire que tu es une rebelle, hein ! Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, non, non ! J’ai juste eu l’impression que tu me fuyais, moi. »

L’esclave arrondit le dos et coinça ses mains jointes entre ses cuisses serrées l’une contre l’autre. Ses pieds battaient sous le banc. Il avait l’impression qu’un silence pesant s’installait entre eux. Du genre de silence qu’il n’aimait pas. Il ne savait pas trop quoi faire pour le rompre.